Luxembourg
16, boulevard Royal – L-2449 Luxembourg
 
Lundi au vendredi
8h00 à 17h00

Gestion obligataire : maintenant, c’est différent ! A ses débuts, la gestion obligataire a pu se contenter d’utiliser les indices de marché comme repère. Mais le niveau historiquement bas des taux vient bouleverser le paysage et ces méthodes qui ont fait recette hier sont aujourd’hui sérieusement mises à mal. Revenir aux principes théoriques de base de la classe d’actifs n’en devient que plus essentiel.

« Il n’y a rien de plus pratique qu’une bonne vieille théorie », pour paraphraser Robert Cobbaut, mon ancien professeur de théorie financière. Tout gérant obligataire devrait faire sienne cette devise. Si un gestionnaire actions peut se nourrir principalement de « convictions », du côté obligataire, en revanche, les mathématiques font loi ! Une gestion de titres à revenu fixe part évidemment de la notion de taux d’intérêt : pour l’emprunteur, il représente le coût de financement ; pour le prêteur, la rémunération du capital qu’il immobilise ; et pour la banque centrale, l’outil de pilotage économique par excellence. Tout du moins, telle était la situation avant l’effondrement de Lehman Brothers. Mais depuis, cela a changé : avec leurs politiques d’assouplissement quantitatif - « exceptionnelles », mais s’inscrivant pourtant dans la durée - les banques centrales ont poussé les taux vers un plus bas historique, créant une véritable « trappe à liquidité », selon l’expression de Keynes : la rémunération des placements est si basse que les agents économiques sont incités à garder leurs liquidités plutôt que d’investir. Cela fait maintenant plus de quatre ans que le taux d‘intérêt de la facilité de dépôt de la Banque centrale européenne (BCE) navigue au-dessous du niveau zéro (graphique 1).

 

Graphique 1 - Évolution du taux d’intérêt de facilité de dépôt[1]

Source : BCE 

 

Pour les marchés obligataires, c’est en quelque sorte une révolution copernicienne, une inversion totale des repères : c’est l’emprunteur en dernier ressort qui est rémunéré par les prêteurs ! Sur les trois dernières décennies, les rendements ont ainsi subi une lente érosion dans les principales économies développées : celui de l’emprunt souverain allemand à dix ans est passé de près de 9,11% à 0,32%. A côté de cela, diverses évolutions réglementaires compliquent la tâche : par exemple, la Règle Volcker aux États-Unis interdit désormais aux banques le trading pour compte propre.

 

Un environnement nouveau – et incertain – pour la gestion obligataire

Si ce bouleversement semble avoir été progressif, il n’en aboutit pas moins à un nouveau paradigme pour l’investissement obligataire, qui ne peut plus s’appuyer sur une tendance baissière des taux. En réalité, le rendement à l’échéance du 10 ans américain a même enregistré entre juin 2016 et juin 2018 sa plus longue période de hausse des 30 dernières années ! L’inflation, dont le retour est tant souhaité par les banquiers centraux, continue d’envoyer des signaux mitigés d’un pays à l’autre (voir graphique 2) et reste source d’incertitudes, donc de volatilité. C’est là où, pour trouver la bonne route et naviguer sans trop de heurts dans cet environnement houleux, il faut revenir aux fondamentaux obligataires.

 

Graphique 2 - Inflation : des signaux qui restent contrastés

Source : BCA Research

 

Le concept principal qui définit le positionnement d’un portefeuille obligataire est la duration modifiée. Cette dernière évalue la sensibilité du portefeuille à une variation des taux. Elle est obtenue en calculant la dérivée première de la fonction de duration[2] selon la formule suivante :

D = duration de Macauley

FMt = le flux monétaire engendré par l’obligation considérée à la fin de la période t.

r = le taux d’intérêt par période (taux de rendement actuariel exigé par le marché).

T = le nombre de périodes à courir jusqu’à l’échéance.

Il s’agit d’une somme de produits entre les flux actualisés (exprimés en pourcentage de la valeur actuelle de l’obligation) et leur date de perception.

De cette fonction et en tenant compte de la formule qui détermine le cours (C0) d'une obligation, nous dérivons donc la sensibilité (ou duration modifiée) de l’obligation, qui mesure la fluctuation relative de son prix pour une variation absolue du taux d’intérêt de 1% (soit 100 points de base) :

Une version simplifiée de la duration modifiée peut être fournie par la relation suivante :


                               m = nombre de fois par an qu’a lieu le paiement du coupon

                               YTM = Yield To Maturity (rendement à l'échéance)

Plus la duration modifiée est importante, plus grand sera l’impact sur le prix d’une variation des taux d’intérêt : une variation positive fera baisser le prix de l’obligation, et inversement. On comprend facilement pourquoi la duration modifiée, qui illustre schématiquement le niveau de risque d’un portefeuille, est devenue le principal outil de pilotage des portefeuilles obligataires. Le souci, c’est que cette méthode a perdu en pertinence à mesure que les taux d’intérêts ont plongé vers les niveaux actuels, extrêmement bas. La duration modifiée est une bonne approximation de la sensibilité du cours d’une obligation pour des variations de taux relativement faibles. Toutefois, cette relation n’est pas linéaire, mais convexe (voir Graphique 3). La pente de la tangente représente la duration modifiée de l’obligation à un moment donné. Chaque couple de coordonnées (r, P) possédant sa propre tangente, on visualise bien que la sensibilité va évoluer de manière importante si la variation de taux l’est. Ainsi, plus la variation de taux sera grande, plus le degré d’erreur dans l’estimation du prix sera élevé. Un point important dans un contexte de volatilité accrue.

 

Graphique 3 - Duration vs Cours des obligations : une relation convexe

La gestion benchmarkée : le succès passé est-il reproductible ?

Gérer un portefeuille sous le seul prisme de la duration modifiée est aujourd’hui insuffisant. Durant la décennie 2000, cet outil d’ajustement du bêta des portefeuilles obligataires était d’une grande efficacité. Un gérant pouvait aisément se distinguer sans s’éloigner de son benchmark, par un bon timing des ajustements opérés : alors que les rendements avoisinaient 4 à 5%, une augmentation de la duration modifiée n’aggravait pas exagérément la volatilité d’un portefeuille, du fait de l’encaissement de coupons significatifs. Mais aujourd’hui, la forte baisse des rendements liée aux taux ultra-bas a entraîné une hausse « mécanique » de la duration modifiée, pour une obligation d’échéance donnée (revoir la formule de la duration modifiée présentée supra). Cela se voit clairement dans les principaux indices de référence obligataires (le JPMorgan EMU Bond Index, par exemple) : leur duration a augmenté en même temps que les rendements baissaient, entraînant un mouvement similaire chez les gérants benchmarkés, dont les portefeuilles sont donc aujourd’hui très sensibles, même à de petites variations de taux. Cette méthode de gestion a aussi bien fonctionné tant que les rendements étaient orientés à la baisse. Mais tout laisse à croire que cette période est derrière nous : les mesures d’assouplissement quantitatif s’acheminent lentement mais sûrement vers leur fin (voir graphique) et la tendance plus longue encore du vieillissement de la population devrait se traduire, selon une étude récente publiée par la Banque des règlements internationaux[3], par une augmentation durable des taux d’intérêt réels d’équilibre[4] au sein des économies avancées. Là encore, on assiste à un renversement de tendance par rapport à la période désinflationniste consécutive à l’entrée au sein de l’Organisation mondiale du commerce de la Chine et des pays d’Europe de l’Est, lorsque l’afflux d’une offre de main d’œuvre nouvelle et peu coûteuse avait favorisé les délocalisations.

 

APP monthly net purchases, by programme[6]

Source : BCE

 

S’affranchir des clivages classiques et se concentrer sur les éléments idiosyncratiques

Aujourd’hui, un portefeuille sainement géré se doit d’accorder plus de poids à la théorie financière et à la macroéconomie : la convexité, le portage, les corrélations entre titres ou l’analyse crédit permettant une discrimination fine entre émetteurs en fonction de la qualité de leur signature. Une telle approche nécessite de s’éloigner de la logique indicielle et de faire sauter certaines barrières, notamment entre segments de marché. Pour les investisseurs obligataires, il est plus que jamais nécessaire de diversifier entre investment grade et high yield, entre émetteurs souverains et « corporate », entre titres subordonnés ou pas, plutôt que d’avoir une vision « en silo » de ces différents marchés, afin de tirer le meilleur de cette hétérogénéité. Dans un environnement redevenant plus volatil, cela permet d’aller chercher des courbes de taux où la valorisation relative reste bien plus attrayante que sur le bund allemand, et de retrouver ainsi la possibilité de piloter la duration sur une partie des portefeuilles.

Les évolutions macroéconomiques sont un outil de travail essentiel pour le gérant obligataire : dans une logique prospective, il doit s’intéresser aux pays faisant preuve d’une réelle dynamique comme, par exemple, l’Indonésie ou le Pérou actuellement.

Surtout, il apparaît nécessaire de faire sauter le clivage classique entre marchés développés et émergents. Prenons l’exemple d’Emirates Telecommunications Group : cette société a beau être « émergente », ses émissions en devises fortes sont notées AA- chez Standard & Poor’s. De quoi faire pâlir d’envie n’importe quelle société du CAC 40 ! Clairement, c’est la nature des cash-flows, plus que la localisation d’un siège social, qui permet d’appréhender la qualité de l’émetteur.

Dans le même ordre d’idée, on peut aussi croiser une approche sectorielle avec une approche régionale : par exemple, observer le spread du secteur des titres télécom asiatiques par rapport à leurs homologues européens[5] et, au travers d’une analyse crédit fine, socle de toute conviction dans l’obligataire, identifier ainsi des inefficiences de marché qui soient sources d’opportunités.

En tournant le dos aux benchmarks, nous cultivons une approche plus libre, mais aussi plus flexible. Plus que jamais, la gestion obligataire a besoin d’une approche enrichie, capable de sortir des sentiers battus ou plutôt de l’autoroute sur laquelle elle pouvait encore circuler il y a quelques années. Les lois mathématiques et l’analyse crédit reviennent en maîtres.

 

_______________

[1] Intérêt perçu par les banques lorsqu’elles déposent des liquidités pour vingt-quatre heures auprès de la banque centrale. Depuis juin 2014, cette rémunération s’est changée en « taxe » sur les dépôts (source : BCE).

[2] Selon Macaulay, la meilleure mesure de la vie moyenne d’une obligation devrait tenir compte des cash flows de l’obligation (coupons et remboursement du principal) ainsi que de la valeur temporelle de l’argent. De manière générale, le coefficient de duration d’une obligation peut être défini comme étant la date moyenne à laquelle son détenteur percevra les flux monétaires auxquels la détention de son obligation lui donne droit.

[3] Demographics will reverse three multi-decade global trends, Charles Goodhart and Manoj Pradhan, 7 août 2017, BIS

[4] Pour rappel, la relation entre le taux d’intérêt nominal et réel est donnée par l’équation de Fisher suivante : 

 

 où d = le taux d’inflation, P1 = le niveau des prix en 1 (fin d’année), P0 = le niveau des prix en 0 (début d’année) et où le taux d’intérêt réel (ir) est déduit à partir du taux d’intérêt nominal (in) suivant l’équation :  


soit, en simplifiant :

 

[5] Ceci revient à remettre en question les cadres/clivages existants pour donner à la gestion plus de liberté et de fluidité dans son allocation des risques sur un marché qui a radicalement changé ces 30 dernières années : par exemple, bien que certains émetteurs asiatiques restent considérés comme issus de « pays émergents », il devient évident que des zones comme la Corée du Sud ou Hong-Kong ne doivent plus être considérés comme tels.

[6] APP = Asset Purchase Programmes :

Public sector purchase programme
Corporate sector purchase programme
Asset-backed securities purchase programme
Covered bond purchase programme

Jean-Philippe Donge, Head of Fixed Income

Après avoir effectué des études en Ingénieur de Gestion à Louvain School of Management, c'est à Luxembourg que Jean-Philippe vient s'essayer aux métiers de la Finance. Il rejoint le Département Asset Management de la Banque de Luxembourg en 2001. Près de 3 années passées au métier de l'Analyse et de l'Etude le renforceront dans son ambition de devenir gestionnaire. En 2003 Jean-Philippe devient gestionnaire de portefeuille et est en charge de la gestion de certains fonds obligataires de la Sicav BL dont BL-Global Bond. Ce fonds se verra décerner plusieurs prix en Europe dont celui du meilleur fonds européen en obligations libellées en euro.

Abonnez-vous
à notre newsletter
E-Mail